Lorsque les terroristes sont partis, je me souviens qu'on a immédiatement entendu la voix de Trotsky. Il tirait sur l'ombre qui fuyait le long du canal situé tout près de la maison. Quelques instants plus tard, tous les membres de la famille, tous les habitants de la maison se sont réunis. Le fait d'avoir échappé à cet attentat mettait Trotsky dans un état de véritable euphorie. Je me souviens aussi que lorsque le téléphone a sonné, Trotsky l'a décroché et s'est immédiatement mis à injurier son interlocuteur. Il pensait évidemment que c'était ses assaillants qui cherchaient à s'informer. Il y avait un fait, cependant, qui assombrissait l'ambiance : Sheldon Harte avait été kidnappé par les terroristes.
Après cette attaque, on a modifié certaines choses dans la maison, et ce grâce à l'aide de la section américaine de l'Internationale. On a installé une porte métallique, de nouvelles fenêtres et des tours pour les gardes. Trotsky était un peu sceptique quant à l'utilité réelle de tout ce travail. Il était persuadé que la prochaine attaque ne serait pas du même genre. Et il avait raison. Personne n'aurait pu imaginer que Jackson, qui était le compagnon de Sylvia Ageloff, et qui ne s'intéressait pas à la politique - un homme d'affaire généreux, qui sympathisait avec les gardes, etc. - était en réalité un agent du GPU [la police secrète de Staline]. Finalement, c'est lui qui est parvenu à accomplir la volonté de Staline.
Le 20 août, je revenais de l'école par la rue de Vienne, une rue assez longue, et lorsque j'arrivais à trois intersections de la maison, je remarquai que quelque chose se passait. Je me suis mis à courir ; j'étais angoissé. Plusieurs officiers de police se tenaient devant la porte, qui était ouverte. Une voiture était là, mal garée. En entrant, j'aperçus Harold Robbins, l'un des gardes, qui tenait un revolver et était très agité. Je lui demandai : « Que se passe-t-il ? ». Il me répondit : « Jackson, Jackson... ». Je ne compris pas, tout d'abord, et continuais à marcher. Je vis alors un homme, tenu par deux policiers, dont le visage ruisselait de sang, et qui criait, pleurait... C'était Jackson. Cette image me rappelle le comportement des soi-disant « héros » staliniens, et puis je pense aux militants de l'Opposition qui se sont battus et qui sont tombés sous les balles du GPU en criant « Vive Lénine et Trotsky ! » et en chantant l'Internationale.
En entrant dans la maison, je réalisais ce qui venait de se passer. Natalia et les gardes étaient là. Je me souviens de ce détail : même à cet instant, malgré son état, Trotsky refusa que son petit-fils assiste à la scène. Cela montre la grande qualité humaine de cet homme. De même, il eut la présence d'esprit de recommander de ne pas tuer Jackson, qui était plus utile vivant. Mais les gardes ont tout de même frappé Jackson, et Hansen s'y est cassé le poigné.
Je voudrais finir en citant les derniers mots du testament de Trotsky : « La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression, de toute violence, et en jouissent pleinement. »
Esteban Volkov